Journal de bord de l'Harmattan
Thu, 23 Oct 2014 17:00:00 - 36° 13’ N 4° 51’ W
N° 733 - Vol de nuit

19h00 en France, 19h00 heure du bord.
En mer d’Alboran


Bonjour Ă  tous,

Pour l’équipage d’un voilier il y a le jour et il y a la nuit. Je me
souviens de mes premières croisières familiales, lorsque le soleil plongeait
dans la mer entre le continent et la Corse, l’ambiance à bord chutait d’un
coup. La nuit l’univers se réduit à l’espace occupé par le bateau et les
peurs ancestrales ressurgissent.

La plupart des voiliers préfèrent longer les côtes, la vue de la terre, les
lumières qui semblent assez proches apportent un sentiment de sécurité tout
à fait injustifié. J’ai décidé de prendre une route qui passe assez au large
pour ne pas subir d’alarmes collision continuelles. Du coup celles-ci se
calment assez vite et vers 22 heures je peux m’allonger.

Un peu avant minuit les mouvements du bateau me réveillent, le vent est
arrivé, il est en plein sur l’arrière. J’ouvre la grand voile à fond, abat
l’artimon et coupe le moteur. Harmattan galope joyeusement entre 6 et 7
Nœuds. Le plein vent arrière est souvent détesté par les équipages car le
bateau qui ne peut plus s’appuyer sur ses voiles roule beaucoup, c’est très
inconfortable.

Ma cabine est à l’avant, la couchette qui occupe tout l’espace se trouve un
peu plus haut que le niveau de l’eau et ma tête est à la verticale du point
où l’étrave ouvre la mer pour permettre au bateau de passer. Le vent vient
juste de se lever. Nous sommes pour un peu de temps encore sur un lac.

Harmattan roule gentiment d’un bord sur l’autre comme un métronome, la
période se situe entre 2 et 3 secondes. Je m’allonge en écartant au maximum
les quatre membres afin de ne pas rouler et je savoure ce moment avec
délice. J’écoute et je me laisse bercer. Sur le bateau tout ce qui peut se
déplacer en profite pour se promener. La bôme et le chariot de trinquette,
une poulie, une porte retenue par son cordon, les ustensiles de cuisine dans
le placard, les produits de toilette dans la salle de bain … Cela fait
Clic…CLA cla…Clic…CLA cla…Clic…Cla cla … au rythme du roulement du navire.

Les souvenirs remontent, je revis ces moments quand, enfants, nous dormions
mon frère et moi sur des lits picot dans la salle à manger chez mes grands
parents du Morvan. La grande pendule Comtoise Ă©grenait le temps de la mĂŞme
façon avec des Tics et des Tacs. C’était reposant de s’endormir en entendant
la vie s’écouler.

Il y a aussi ce bruit que fait l’étrave en ouvrant la mer, c’est le bruit
d’un morceau de soie que l’on déchire. On pratique une entaille d’un petit
coup de ciseaux puis on tire sur les deux bords en les Ă©cartant. Le morceau
est immense et le bruit ne s’arrête pas. Et puis l’eau qui vient d’être
ouverte ruisselle en cascades sur les flancs du bateau. C’est un bruit
cristallin, c’est frais, c’est joyeux.

Pour compléter l’ambiance un léger mouvement vertical répétitif doté d’une
période un peu plus longue me donne l’impression de planer. La pesanteur
n’existe plus. Je ne dors pas mais je ne suis plus tout à fait conscient. Je
rêve. Avec mes grandes ailes déployées je suis un albatros et je parcours la
mer en de longues glissades majestueuses.
L’air est vif et envahi mes poumons. Il est propulsé à travers la trompe
artificielle de l’appareil qui gère mes apnées du sommeil. Malgré mes yeux
fermés et la nuit sans lune, je m’émerveille de la beauté de la mer
lorsqu’elle est démontée. Je descends au fond de creux profonds puis remonte
le long de vagues abruptes, le bout de l’aile à quelques centimètres de la
muraille liquide sans jamais la toucher.

Je m’applique à dessiner de magnifiques trajectoires. Je n’ai jamais rien
compris à l’art graphique, aucun tableau ne m’a jamais touché. Je trouve la
ligne droite triste et monotone. La courbe n’est pas beaucoup mieux mais la
trajectoire me touche profondément. Les émotions qu’elle me donne sont
indescriptibles. Elle est fugitive et se développe avec grâce dans les trois
dimensions. Je suis un amoureux de la trajectoire.

Malheureusement la mer monte avec le vent et vers trois heures du matin je
ne rêve plus, dormir est devenue une épreuve sportive, il faut s’accrocher,
se caler, s’arque bouter, pour ne pas être projeté d’un bord sur l’autre. La
journée se passe ainsi et pour le déjeuner pas question de cuisiner, les
casseroles s’envolent.

En fin d’après-midi les choses se calment, je viens de remettre du moteur et
nous nous approchons tout doucement de Gibraltar en luttant contre un
courant contraire qui peut atteindre 3 NĹ“uds. Nous devrions y ĂŞtre en
deuxième partie de nuit.

Encore 138 Miles de route surface pour ces dernières 24 heures, 822 depuis
le départ.

A bientĂ´t.

Jean-Louis
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