Journal de bord de l'Harmattan
Tue, 10 Sep 2013 16:00:00 - 36° 41 N 28° 55 E
N° 670 - Le piège



18h en France, 19h heure du bord.


Bonjour Ă  tous,

Je vous ai laissé dimanche soir mouillé derrière Gemiler Adasi.
Lorsque j’ai écrit « il ne peut rien m’arriver même en cas de très
gros coup de vent » je savais que je faisais une grosse connerie. Il
ne peut y avoir plus cartésien que moi mais comme tout marin, je ne
peux m’empêcher d’être superstitieux. Combien de fois j’ai dû
affronter de gros problèmes suite au nom de la bête aux grandes
oreilles prononcé par mégarde sur mon bateau ?

Le mouillage de Gemiler Adasi est paradisiaque, très protégé, site
d’un port important dans l’antiquité, c’est aujourd’hui un endroit
très prisé, en témoigne les 30 Caïques mouillés ici. Pourtant c’est
aussi un endroit qui peut devenir intenable au beau milieu de la nuit.
Le guide côtier précise « La nuit un vent catabatique de NE peut
descendre des montagnes et rendre le mouillage inconfortable. Il faut
prendre des précautions dans ce mouillage ».

Je suis bien placé pour le savoir car, il y a une trentaine d’années
j’ai dû subir ici le « hot Meltem » au milieu de la nuit et au petit
matin j’étais le seul bateau encore mouillé, tous les autres avaient
du fuir l’endroit. Pourtant, je vais me coucher confiant. Mais, vers
une heure du matin des rafales commencent Ă  secouer le bateau, elles
soufflent bientôt à plus de 20 nœuds en plein travers.

Sur les bateaux des torchent circulent, tous les capitaines sont
debout, à reprendre un peu de chaîne, à surveiller les amarres. Puis
un CaĂŻque largue les siennes, remonte son ancre et va voir ailleurs.
Je suis confiant mais tout d’un coup, je constate qu’Harmattan est en
travers, je vais vérifier mon amarre, elle est toute molle et je
comprends aussitôt qu’elle vient de sauter de son point d’encrage à
terre. Catastrophe, il faut réagir très vite pour ne pas aller heurter
les bateaux voisins.

Je mets immédiatement le moteur en marche et pousse le levier en avant
pour m’extirper de mon mouillage. Ma décision est vite prise, en
pleine nuit, dans un endroit aussi malsain alors que des vents
catabatiques soufflent, il faut quitter les lieux. DĂ©cision facile Ă 
prendre mais difficile Ă  mettre en Ĺ“uvre. La nuit est totalement noire
et sans lune, je suis en plein milieu de cet étroit chenal d’environ
un kilomètre et demi entre l’île et le continent.

Pour l’instant il faut remonter l’ancre et le guindeau peine, avec par
plus de 25 mètres de fond la chaîne de 12 se fait très lourde. Mais,
centimètres par centimètres, les minutes s’égrènent et les 100 mètres
de chaîne finissent par rejoindre le bord. Il y a des bateaux au
mouillage sur les deux rives, certains sont éclairés, d’autre pas et
les bouts dehors s’avancent comme autant de pièges qui me guettent.

Je mets en avant lentement, il est 2h15, j’écarquille les yeux et je
serre les fesses. Pendant tout le temps qu’à duré la remontée de
l’ancre je n’ai rien vu, j’étais le nez dans le puits de chaîne. Je
peux sortir par les deux côtés et je suis persuadé que je me dirige
vers l’ouest. Il faut donc que je sorte en virant sur bâbord mais je
ne m’y retrouve pas. La cartographie me montre pourtant que je vais
vers l’Est et le phare porté par l’île est sur tribord mais dans ce
moment d’extrême tension mon cerveau ne peut l’admettre. C’est
Ă©tonnant comme il faut luter parfois pour arriver Ă  admettre
l’évidence. Je doute de tout et en particulier de mon GPS et de la
cartographie.

Après un quart d’heure de marche très lente je me résous à faire
demi-tour et à reprendre ce piège dans l’autre sens. Quelle tension !
J’avance très lentement mais maintenant mon cerveau a admit l’évidence
et c’est beaucoup plus facile. Je me repère, je reconnais les lumières
du petit village près de la plage au bout de la baie. Lorsque j’arrive
vers la pointe Ouest de l’île, j’ai encore du mal à comprendre car un
bateau a mouillé ici pour se mettre à l’abri des rafales, ce qui est
inhabituel.

Maintenant je fais confiance à ma cartographie et je vire bâbord dans
le noir absolu. Encore quelques minutes d’angoisse car mon sondeur
indique 12 mètres de fond alors qu’il devrait y avoir maintenant 200
mètres. Est-ce mon sondeur qui a tord ou bien mon GPS qui me place en
eaux libres alors que pas loin sur tribord les méchants récifs de
Karacaoren Buku m’attendent. Je sais bien que mon sondeur est très
précis pour les quelques mètres sous la surface de l’eau mais au-delà
de 120 mètres il indique n’importe quoi.

Le stress est là et je doute de tout. Je pars donc très loin au large
et il va me falloir encore un bon moment pour reprendre confiance dans
mes instruments alors qu’ils n’ont pas défaillit, c’est mon propre
cerveau qui s’est pris les pieds dans le tapis. J’arrive finalement à
six heures moins le quart Ă  Fethiye oĂą je peux mouiller en pleine nuit
sans risque.

A bientĂ´t.

Jean-Louis
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